icône home © Michel Moutet, 2012
INTRODUCTION
I
SOMMAIRES

Le suicide

Bien peu sont ceux qui un jour ou l'autre n'ont pas songé au suicide.
Le suicide c'est une manière efficace et radicale de tourner le dos aux soucis, de rejeter les difficultés, en quelque sorte de confier en retour au monde ce dont on n'a pas été capable d'assurer la continuité.

Mais dans l'esprit des hommes, un suicide s’imprègne toujours de relents de lâcheté, de poltronnerie.
Untel s'est suicidé !
Peuh ! C'est qu'il n'avait plus le courage de vivre…

Le courage !

Oh certes, il n'était pas ce qui manquait le moins à Maurice lors de ses cogitations obscures. Il faut du courage pour réussir l'impossible. Pourtant il n'admettait pas que ce fut de la témérité.
Tout le monde n'était-il pas à même d'en faire autant !

Car Maurice n'acceptait pas un suicide banal. S'il avait dû sa vie durant se confiner dans l'Ordinaire, il n'entendait finir dans la même ligne.
Dans ce dessein, depuis des mois, il fourbissait le petit chef d'œuvre de sa vie… De sa vie… ! Un comble !
Depuis des mois... Depuis exactement sept mois et douze jours. Il suffisait qu'il jetât un coup d'œil au réveil faisant tictac sur le marbre de la table de nuit et il aurait précisé les minutes... les secondes qui le séparaient du jour de janvier...
Du jour où sa tête avait cessé d'être un robot obéissant aux injonctions des habitudes, du jour où il avait eu la révélation qu'il était cocu…


Dans la pénombre, un rictus étire ses lèvres pleines. Si pleines qu'elles font penser à celles d'un Noir.

Oh, Maurice n'a jamais rien eu d'un playboy. Pourtant les belles filles sont tellement lunatiques quant au choix de leur conjoint que l'homme la plus laid ne s'étonne pas d'avoir séduit un ange…
Alors Maurice avait épousé Christiane...
Christiane avec ses cheveux bouffants, ses yeux en amandes, son sourire enjôleur, Christiane nantie de ses longues jambes bien galbées, de sa poitrine rebondie...
Christiane, la plus ravissante idiote qu'il eût connue ! Pour ce qu'il exigeait d'elle, ses charmes suffisaient à le combler. Il ne lui demandait que de garnir son lit quand le besoin s'en faisait sentir. Il croyait que cela pouvait durer...

Jusqu'au jour…


Ce soir-là, à la mi-janvier, une panne de courant dans le quartier de son bureau, l'avait contraint à rentrer avant dix-huit heures.
Il avait marqué quelque étonnement à la vue de l'Austin de Joël garée en face de leur immeuble.
Joël, ce vieux copain, plus chanceux que lui, qui briguait la direction de cette vaste entreprise immobilière où Maurice travaillait comme secrétaire, à peine plus rémunéré qu'une dactylo.
Joël !
Ils avaient marché de conserve sur le chemin de la vie. Joël devant et lui derrière...

Bref, quand il avait voulu accrocher son pardessus à la patère du vestibule, son geste était resté en suspens. On parlait dans la maison. Et si l'esprit de Christiane faisait montre parfois d'une certaine carence, ce n'était pas au point de débiter tout haut et toute seule un long soliloque...
Il avait progressé, le manteau à bout de bras. Le murmure venait de la chambre à coucher...
Joël, son intimité à peine voilée par le court pan de sa chemise aidait obligeamment Christiane à raccrocher ses bas.
Les mains sur la jarretelle devaient la chatouiller, car elle riait aux éclats.

Et là se manifesta un trait de caractère primordial de Maurice : ne jamais faire face, en aucun cas. Reculer pour réfléchir ! Ce qu’il fit…
Depuis près de huit mois précisément, il réfléchissait...


Il avait pris soin de ne plus rentrer avant l'heure prévue. D'ailleurs, les pannes de secteur sont rares… Si bien qu'il n'avait plus aperçu l’Austin qu'en face de l'agence...
Si Christiane s'était quelque peu alanguie ces temps, il ne se plaignait pas.

La vie aurait pu continuer ainsi, se déroulant sous ses pas comme un tapis.
Hélas, il savait ! Et depuis, plus rien ne trouvait sa juste place.
Surtout à partir du jour où, assez fortuitement, il découvrit que leurs rencontres n'avaient plus lieu dans leur logement.
Cette nouvelle révélation lui fit plus mal que la première autant illogique que cela puisse paraître. Puisque Joël devait venir chez lui, s'offrir son bien, il en tirait quelque ascendant dont sa nature s'accommodait.
Mais si tout se déroulait au-dehors, on le laissait purement et simplement de côté.

Un dimanche de mars, il s'était levé la premier et en robe de chambre s’apprêtait à aller acheter une demi-douzaine de croissants au boulanger, à l’angle de la rue.
Il mettait le pied sur la première marche quand il avisa qu'il n'avait point pris d'argent.
Le porte-monnaie de Christiane était sur le buffet. Il s'en empara alléguant quelques pas de gagnés.

Lorsqu'il chercha la monnaie pour régler, un morceau de bristol s'échappa et chut à terre. Il se baissa, ramassa le papier, paya son dû. Au retour, il déplia l'étroite feuille ; ainsi était-elle libellée : Je t’attends rue Marignan à 15 h lundi. »
Certes le mot n'était pas signé et tapé à la machine, mais l’expéditeur ne faisait aucun doute dans son esprit.
Une sueur froide avait fleuri sur son cou. Quand il allait reposer la porte-monnaie à sa place, ayant remis la message où il l'avait déniché, un déclic s’opéra dans son entendement.
Il reprit le papier fébrilement et constata : le mot avait été tapé grâce à la machine dont Joël se sert à l’agence.
Il reconnut la courbure incertaine du r. Un tel détail ne pouvait échapper à celui qui, au moins deux fois par semaine, tapait du courrier à l'aide de cet engin.

Maurice se dit que décidément les amants ne manquaient pas de culot.
Lui rédigeait ses messages au nez et à la barbe du mari trompé, elle négligeait de déchirer ceux-ci.
En vérité, ils se souciaient peu que Maurice décelât l'adultère, et lui avait en sainte horreur qu'on le prenne pour une poire.


Il n'eut aucune peine à repérer le numéro de l'appartement, le lendemain. Il aperçut même les deux amants enlacés disparaître sous le porche du 21.
Courbant le dos, il s'en fut par les rues, remâchant son infortune…

Depuis cela, ses pensées furent canalisées, concentrées vers le but qu'il s'était assigné. Une telle situation ne pouvait plus durer. C'est alors qu'il avait songé au suicide. La meilleure façon de mettre un terme à ce cauchemar...

A sept heures, ses pieds prirent contact avec la descente de lit. Il procéda à de minces ablutions, se rasa, s'habilla machinalement.
Avant de démarrer, il contourna la vieille 203 et s'assura que la corde de chanvre n'avait pas quitté le coffre à bagages. Un sourire étira ses lèvres, il sourit et eut l'impression hérissante qu'elle s'enroulait comme un serpent prêt à mordre.
A huit heures moins deux, il s'asseyait devant son bureau. Tout marchait comme prévu.

Quand Christiane, encore endormie, ouvrit la boîte aux lettres à huit heures cinquante, elle remarqua aussitôt le bristol plié en quatre.
Joël était donc passé avant que cet imbécile de Maurice ne fût parti ! Une douce et voluptueuse chaleur envahit ses reins.
Lorsque Joël, de son côté, détecta le papier glissé sous sa porte, il fronça les sourcils. Son attention fut aiguisée quand il déchiffra le texte.
Enfin ! Cet homme beau parleur était loin de s'étonner parce qu'une fille faisait des folies à son endroit. Il eut même un sourire empreint d'une mâle satisfaction.

Maurice tenta de s'absorber dans ses paperasses. Il subit les habituels coups de téléphone. Il n'eut qu'un client, mais de la pire espèce, en la personne d'un petit vieux chevrotant. Son parler indécis finit par l'exaspérer. Il est vrai que ses nerfs quêtaient, en ces lourdes minutes, un quelconque exutoire. Il dut presque jeter l'homme sur le palier. Celui-ci s'étranglait d'indignation prétextant la mauvaise foi de son interlocuteur.
L'incident fut clos dès que la porte fut refermée. Maurice constata avec bonheur que plus de trois quarts d'heure avaient filé durant le malentendu. Et il était quasi certain qu'après cette séance, le quinquagénaire ne remettrait plus les pieds pour tout l'or du monde à l’intérieur des locaux de l’agence.

Enfin midi arriva.
Un infime tremblement agita sa bouche. Et s'il renonçait ? Il en était encore temps. Peut-être avait-il trop dramatisé ? Dieu sait combien de contemporains étaient dans le même cas que lui au même degré de disgrâce. Et tous n'en arrivaient pas là…
Et puis non ! La jarretelle de Christiane constituait un excitant trop lancinant. Justement, lui, allait prouver qu'on ne peut vivre bafoué.

Il sortit dans le soleil doré de cette belle journée de septembre. Même les éléments lui accordaient une trêve tacite. Il s'en sentit tout réconforté.
Il parcourut d'un pas alerte la distance qui le séparait du restaurant. Au fait, c'était à Christiane qu'il devait cette idée :

- Mon pauvre chéri tu ne vas pas rentrer midi et soir au risque d'altérer ta santé, avait-elle avancé en secouant sa blondeur.

Pensez donc ! Maurice eut un rictus. Naïvement, il avait pris ces mots pour de la prévenance. Surtout qu’à peine deux kilomètres le séparait de son domicile.
Il cracha dans le caniveau. Il en prit conscience et en fut très surpris car ces manières ne lui étaient pas habituelles. Preuve qu’il était quand même nerveux !
Il s'installa à la table, noua sa serviette et mangea de bon appétit.
Il eut fallu être devin pour pressentir que deux heures plus tard…


A quatorze heures, personne ne remarqua son absence. Puisque c'était lui qui assurait la permanence et comme c'était le jour de congé de Joël...

Au même instant, l'Austin démarrait sec, son propriétaire fermement décidé à se surpasser.
Christiane mit du temps à se faire les yeux, alors qu'elle savait pertinemment qu'elle devait réitérer l'opération dans la journée. Mais, depuis longtemps, elle avait reconnu que son maquillage agissait comme un tonique sur son amant avant leur étreinte. D'autre part, Christiane possédait cette coquetterie innée des jolies femmes...


Il avait le visage vilainement violacé quand le gendarme coupa la corde. L'homme eut du mal à maintenir le grand corps mort. Les yeux exorbités et la langue débordante faisaient un curieux masque de Carnaval.

C'était Christiane elle même qui avait appelé la police, lui était trop bouleversé.
Le commissaire, un petit homme boulot aux joues de marmot bien nourri, s'efforçait de prendre une mine de circonstance. Pour qui eut voulu le noter, il était visible que sa digestion le turlupinait plus que ce modeste pendu.

- C'est vous qui l'avez découvert, s’enquit-il ?

Christiane éclata en sanglots et sa réponse ne fut pas audible mêlée aux gargouillis occasionnés par son gros chagrin.
Le commissaire se tourna vers l'autre témoin. Il accusait le coup sans en rajouter ; ce qui lui valut aussitôt la sympathie du policier.

- Vous aussi vous aviez eu droit à la carte d'invitation ?

Le commissaire tendit le bristol dactylographié, eut un renvoi et enchaîna :

- Une bien triste fin n'est-ce pas Monsieur…, Monsieur ?

- Forestier, Maurice Forestier, Monsieur le commissaire…

Michel GRANGER

Inédit
Dernière mise à jour : 20 janvier 2011

 


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